Comment mettre en place un processus collaboratif au sein de son entreprise afin d’impliquer davantage ses collaborateur·rices ? Quelles sont les motivations profondes pour passer le cap ? Découvrez les expériences des trois entreprises, Cobea Coop, Partena Professional et Easi. Trois éclairages différents sur la manière d’évoluer vers un nouveau modèle participatif.
La gouvernance participative : petit rappel
La gouvernance participative, qui représente l'ensemble des acteurs travaillant ensemble pour la réalisation d'un projet, quelle que soit sa situation - bénéficiaire, salarié, bénévole, actionnaire - peut sembler de prime abord abstraite et secondaire. Les expériences, témoignages, discriminations, burn-out et autres risques psychosociaux au travail démontrent pourtant le nécessité de trouver de nouveaux modes d'organisation.
La gouvernance participative permet ainsi d'échanger, d'imaginer et d'inventer collectivement des alternatives innovantes pour le bénéfice du plus grand nombre. Dans ce type de fonctionnement, il faut toutefois être prêt à partager une partie du pouvoir...
Lire plus: La gouvernance participative, modèle du futur?
Les expériences de terrain de 3 entreprises
La gouvernance participative implique des changements organisationnels, qui peuvent intervenir au niveau de l'actionnariat, de la gouvernance ou de la forme juridique, lors de la création ou de la transformation de son organisation…
Quelques entrepreneurs vous partagent leurs expériences sur le terrain :
- Cobea Coop, Christophe Devue, responsable Communication & Business Strategist
- Partena Professional, Michel Halet, CEO
- Easi, Jean-François Herremans, membre du Comité de direction
1. Cobea Coop
COBEA Coop, une coopérative fondée en 2016, est active dans la création de sites web pour des PME et petits clients.
Pourquoi mettre en place un modèle collaboratif dans une coopérative où tout le monde est indépendant·e ? Quelles sont les motivations pour une co-gouvernance dans le secteur du web ? Christophe Devue revient sur la dynamique collective comme élément clé de la pérennité et du bon fonctionnement de l’organisation.
Une plateforme cogérée
Créer une société coopérative dans le domaine de la création de sites web était au départ inhabituel. En effet, il y a quelques années, les coopératives étaient plutôt centrées sur le service à la personne ou le secteur de l’alimentation. L’idée de Cobea : rassembler des indépendant·es au sein d’une plateforme collaborative ouverte, avec des outils et des ressources partagés. Loin des standards des agences web, l’entreprise fonctionne selon un modèle de l’économie sociale.
L’autre idée derrière la coop était d’impliquer davantage les client·es, Cobea restant le garant de la solution technique. « Ce modèle peut apporter une plus-value, en cernant mieux les besoins du client et en lui offrant plus d’autonomie dans la gestion de son site web, avec un accompagnement et de la formation en back-up », explique Christophe Devue.
Une coopérative en gouvernance partagée
« La structure coopérative s’est rapidement imposée comme la meilleure solution pour mettre en commun nos compétences, nos ressources et nos client·es, tout en favorisant le bien-être au travail », poursuit Christophe Devue. Rapidement, le modèle a évolué vers une gouvernance participative, pour gérer l’opérationnel et le management. La coop a notamment instauré un processus décisionnel démocratique, via le droit de vote pour tout le monde : ‘une personne, une voix’. « Lorsque de nouvelles personnes entrent dans Cobea, nous les sensibilisons directement à la responsabilité induite par ce droit de vote et de décision ».
À côté de cela, on trouve d’autres mécanismes collaboratifs, comme la définition des rôles et responsabilités, permettant aux personnes d’agir en toute autonomie au travers d’un cercle de gouvernance. Ensuite, les élections sans candidat·es, pour élire une personne dans une fonction, sans passer par le système de candidature. En pratique, c’est la collectivité qui propose un ou une candidat·e pour le poste. « Nous apprenons également à pratiquer davantage l'écoute et le respect, en réunion et dans les relations de travail ». Dans ce cadre, toute la relation au client change également.
"Le but de la gouvernance partagée : rassembler une communauté désireuse de travailler de manière durable et contribuer au bien-être de ses coopérateur·rices, tout en affirmant sa finalité sociale".
La clé du succès ?
Il faut être conscient que le fonctionnement collaboratif n’est pas naturel ni évident pour tout le monde. « Lors de l’arrivée de nouveaux coopérateur·rices, on pense d’emblée qu’ils ou elles vont adhérer. Ce n’est pas le cas. Nous avons dû mettre en place de la formation continue, et je le dis sans jeu de mot, nous ne sommes pas codés pour la co-décision, surtout dans notre secteur », souligne-t-il. Par ailleurs, il faut se faire accompagner. Car au-delà des principes et des modèles, il y a l’adéquation à sa propre réalité. « Prenons les élections sans candidat·es. Dans la pratique, c’est un processus assez long. Nous en avons organisé une ou deux, et nous sommes toujours en train d’évaluer les retours : le système a -t-il été bien compris ? »
Des client·es coopérants
À quel rythme avancer sur la voie de la gouvernance participative ? Même si c’est un mix de petits et de grands pas, il est important de mettre en place des procédures régulières, au niveau de la gouvernance et de la stratégie opérationnelle. La prochaine étape sera de proposer aux client·es de rentrer dans la coopérative. « Le projet ne consiste pas à leur donner une place dans le management ou de leur demander d’injecter de l’argent, mais de participer aux assemblées générales, dans le respect de nos principes de transparence, et de contribuer au développement du service (fonctionnement de la structure, qualité des prestations, problématiques spécifiques au secteur…) », conclut Christophe Devue.
2. Partena Professional
Partena propose des services RH aux indépendants et aux entreprises (de la TPE à la multinationale).
Comment mettre en place un processus collaboratif et autonomiser ses collaborateur·rices dans une organisation traditionnelle et pyramidale ? Quelles sont les motivations d’un tel changement ? Michel Halet nous donne un aperçu de la transformation profonde entamée par son groupe en 2018.
Replacer le client au centre
« Notre motivation principale pour passer à une organisation collaborative, était de remettre nos clients au centre de nos préoccupations, tout en permettant à nos collaborateur·rices de se développer. Rappelons que pour des raisons historiques et légales, Partena Professional est constituée en asbl, avec des prestations organisées en silos (pyramides). Notre première activité, le secrétariat social, remonte à 1945 ! », explique Michel Halet.
L’objectif était donc de créer une organisation beaucoup plus proche de nos clients – au nombre de 170.000 - plus intégrée et plus agile. « Comment avons-nous procédé ? Pour casser la structure très hiérarchique, centrée sur les processus et l’expertise, nous avons identifié quatre catégories de clients. Nous avons ensuite mis en place quatre modèles de services, conçus comme des mini-entreprises intégrées. L’objectif étant de traiter les demandes le plus rapidement et le plus justement possible, et de donner le bon conseil ».
Autonomiser au maximum
Afin de transformer son organisation pyramidale, Partena Professional a supprimé toutes les structures de management classiques. Cela lui a permis de mettre en oeuvre une gouvernance basée sur l'autonomie des salarié·es, et de ramener le processus de décisions au niveau le plus proche du client.
« Aujourd'hui, nous sommes passés à une organisation à trois niveaux avec le cercle d'ancrage, qui remplace le comité de direction, les Business Units et les cercles opérationnels. »
"La transformation est venue soutenir l'autonomie des équipes, leur insuffler davantage de motivation".
La clé du succès ?
Le succès d’une transition vers un mode collaboratif repose essentiellement sur la capacité à impliquer le terrain. Il est également important d’établir une cohérence entre la stratégie de l’entreprise, son discours et ses actions. Sans oublier la communication.
« Entretemps, la crise du coronavirus est passée par là, venant accélérer la réorganisation du groupe et nous invitant à travailler différemment. Le 16 mars 2020, nous avons été confrontés à une prise d'autonomie immédiate, avec des collaborateur·rices éparpillés aux quatre coins du pays. Pour beaucoup d’entreprises, comme la nôtre, cela a été un ‘wake up call’ », souligne Michel Halet.
Des difficultés ?
La gouvernance collaborative induit peut-être une fausse perception de liberté ! « En réalité, la gouvernance est contraignante. Cela peut-être une perte de liberté pour certains responsables, qui doivent partager des pouvoirs sur lesquels ils ou elles étaient assis. Plus d’autonomie, cela signifie aussi une plus grande prise de responsabilité, où chacun·e a son rôle », poursuit-il. Un rôle décrit de manière très précise, avec une attente de résultat, sur lequel tout le monde se met préalablement d'accord, et au bout du compte, une évaluation. « Il est extrêmement important de bien comprendre que la gouvernance collaborative ‘is not a free lunch’ ! ».
Tout le monde apporte sa pierre à l'édifice. Chaque collaborateur·rice peut être remis en question par ses pairs, et est confronté finalement à la transparence de l’organisation. Pour certains, c'est une découverte.
Changement d’organisation, changement de culture ?
Toute changement d'organisation implique-t-il un changement de culture ? « On peut faire évoluer les gens et la culture, mais ce processus prend énormément de temps. Lorsqu’on rentre dans un modèle de gouvernance collaborative, il faut être sûr qu'on le fait par conviction. Tout le monde doit être aligné sur la raison du changement et en percevoir la valeur ajoutée », poursuit-il.
Le collaboratif réclame l’adhésion de tous et toutes, pour faire en sorte que l’organisation, y compris son style de leadership, évolue dans le bon sens. Cette transformation nécessite aussi un changement d'attitude individuel et collectif, pour remettre en question les processus traditionnels comme, par exemple, les démarches de contrôle.
Sur le long terme
Enfin, l’accompagnement est crucial. « Avant d'arriver à ce nouveau modèle, nous avons tâtonné pendant plusieurs années. La création d’une nouvelle structure, qui remet tout à plat, est la condition sine qua none d'un changement profond de fonctionnement ».
« Un des grands pas actuellement en cours, est de repenser la classification des fonctions, pour être en ligne avec notre gouvernance. Nous avons invité les partenaires sociaux autour de la table, sachant que les délégués syndicaux ne veulent pas toujours cautionner un système qu’ils ne maîtrisent pas. Cela rend le processus d’autant plus long, car il faut tracer le nouveau chemin », conclut Michel Halet.
3. Easi
EASI est un fournisseur de services informatiques.
La société, créée en 1999 par Salvatore Curaba, se spécialise dans le développement de logiciels de gestion mais également dans le cloud computing, la sécurité et l’infrastructure informatique. En 2012, Salvatore Curaba, fondateur et CEO d’Easi à l’époque, lançait un système d’actionnariat participatif. Jean-François Herremans, actuel CEO, nous explique la transformation profonde engendrée par les salarié·es devenus actionnaires.
Redonner une place centrale au personnel
L’idée d’impliquer les employé·es au niveau de l’actionnariat d’Easi est née dans l’esprit de son fondateur, Salvatore Curaba, qui voulait garantir la longévité et la pérennité de son entreprise.
« On parle beaucoup aujourd’hui du problème de la reprise des sociétés. Beaucoup de patrons se réveillent à 55 ans, et se demandent que faire de leur entreprise. Ils sont obligés de se tourner vers des fonds d'investissement. Du coup, c’est tout l'ADN de la société qui risque de se perdre. L’idée de Salvatore Curaba était plutôt de céder son business progressivement. Aujourd’hui, ce dernier, détient 40% des parts d’Easi. 10% des employé·es possèdent 10% des parts et 50% sont détenus par le management et le comité exécutif », explique Jean-François Herremans.
Un nouveau souffle
Donner la possibilité aux membres de son personnel d’entrer dans l'actionnariat permet de gagner en efficacité, individuellement et collectivement. « Notre business repose principalement sur nos employé·es, vu que nous vendons avant tout un service. Le modèle de gouvernance participative par le biais de l’actionnariat partagé nous a permis d’apporter davantage de motivation et d’implication du personnel ». Et J.-F. Herremans ajoute : « En 2012, lorsque je suis entré dans l’actionnariat, j'avais l'impression de vivre une nouvelle carrière, parce qu’au final, on travaille un peu pour soi ».
Ce modèle s'est construit petit à petit. Au départ, seul le management a pu accéder à l’actionnariat.
Comme le système fonctionnait bien, il s’est étendu à l’ensemble des employé·es. Pourquoi ne pas faire entrer dans le capital les personnes qui sont dans l’entreprise depuis quatre ans voire moins ? « Aujourd'hui, chez Easi, une personne sur trois est actionnaire, soit plus de 100 employé·es. Une vraie force dans notre organisation ».
"Avec ce modèle, l’entreprise donne un nouveau boost et une nouvelle motivation au personnel".
Partager les décisions
« Notre objectif n’était pas que tout le monde puisse décider de tout, c’est trop compliqué lorsqu’on est à plus de 100. Nous avons donc établi un comité exécutif, un comité de management et un comité d’actionnaires. Plutôt qu’une organisation en silos, nous créons des comités », poursuit-il.
L’actionnariat participatif permet aussi d’établir une communication directe avec les autres employé·es qui ne sont pas présents au sein des comités. « Les actionnaires salariés ont un rôle de relais pour expliquer nos objectifs et notre stratégie ».
Gouvernance participative : les difficultés, les réussites, les échecs…
S’engager dans un modèle participatif n’est toutefois pas tout rose… « Il n’y a pas de recette. On doit créer les conditions spécifiques à l’entreprise. Une expérience peut fonctionner dans une société, mais pas dans une autre », confirme le CEO d’Easi.
Premièrement, il faut trouver les bons profils. « Chez Easi, nous engageons prioritairement les personnes en adéquation avec nos valeurs. C’est d’autant plus important dans la perspective d’une entrée dans l’actionnariat. Parce qu’être actionnaire, c'est comme être fondateur·rice de l’entreprise ».
Une autre difficulté propre à l’actionnariat participatif, réside dans la valorisation de la société. « Que vaut la structure ? Pouvoir établir à tout moment la valeur de la société est essentiel. Est-ce que l’employé·e va être d'accord de s’engager, si par exemple, l’organisation est en plein investissement ? À ce moment-là, il faut parfois envisager de remettre de l'argent dans l’entreprise. Une situation complexe et délicate à la fois », souligne J.-F. Herremans.
Les clés du succès
Déterminer le prix de la société facilite la levée de fonds auprès des employé·es. « Nous avons donc instauré un pacte d'actionnaires. Chaque année, lors de l'assemblée générale, tous les actionnaires co-signent sur la valeur de la société. S'il y a un départ dans l'année ou si quelqu'un souhaite rentrer dans l’actionnariat de la société, le prix est clairement défini. Toute cette procédure a pris du temps. Depuis 2012, nous faisons évoluer les choses pour assurer la pérennité du modèle », conclut J.-F. Herremans.
Dans cette perspective, Easi fonctionne en toute transparence. Comptes, salaires et gestion de la société : autant de « steps » mis en place qui sont les clés du succès.
Ce modèle d’actionnariat participatif est un bel exemple de partage. Le fondateur, qui aurait pu valoriser son entreprise différemment, par exemple avec des investisseurs extérieurs, a choisi de transmettre sa société. « Ce qu'il voulait avant tout, c’est partager son entreprise avec tous les employé·es et permettre aux plus jeunes de pouvoir profiter de ce projet commun ».
Témoignages récoltés à l’occasion d’une table ronde
sur la gouvernance participative et le repreneuriat,
dans le cadre de la semaine de 1819 sur la « Transmission d’entreprises »
(15-19 novembre 2021)