Etre artiste photographe professionnel et en vivre est possible. Cela fait six ans que Pedro Correa, père de deux enfants, en a fait son unique activité. Rencontre avec celui qui précise «possible oui, mais mais pas pour autant évident ni simple, comme tout projet d’indépendant d’ailleurs.»
Comment en êtes-vous arrivé là ?
P.C. : J’ai toujours été passionné par l’image et l’art, ma mère est peintre et j’ai grandi dans des musées et des galeries. Pourtant mes parents me voyaient ingénieur, j’ai donc d’abord dû décrocher un diplôme d’ingénieur civil à l’UCL. Fasciné par l’image, j’ai même enchaîné avec un doctorat dans le traitement d’image (médicale, satellite, jeux vidéos, etc). Parallèlement, j’ai suivi des cours du soir aux Beaux-Arts et continué à peindre (j’ai toujours été fasciné par les peintres impressionnistes), à dessiner, à photographier, à faire des films d’animation. J’ai poursuivi mon parcours d’ingénieur à divers postes plus ou moins intéressants… mais toujours trop éloignés de ma réelle passion. Six ans après avoir fini mon doctorat je décidais de me lancer à temps plein comme artiste photographe.
Quelles ont été vos premières démarches ?
P.C. : Tout est parti de l’envie du projet artistique. Un jour, alors que j’occupais toujours un poste d’ingénieur, je me suis penché sur l’ensemble du travail que j’avais effectué jusque-là en photographie. J’ai remarqué qu’il se dégageait de mes séries des suites d’images cohérentes, une certaine poésie visuelle que je sentais novatrice, qui pourrait arriver à me caractériser (en 2017 le Washington Post définissait ma photographie comme un travail «de poésie de la solitude urbaine», ce qui m’a conforté a posteriori). J’ai aussi commencé à visiter les galeries et expos avec un œil plus pratique, presque logistique. J’ai finalement créé mon premier site web, rendant public mon travail pour la première fois.
Puis deux événements ont été déterminants.
J’ai tout d’abord eu la chance d’être sélectionné pour participer à un workshop d’une semaine à Paris avec Mark Power, un photographe reconnu de l’agence Magnum, qui a été pour moi une inspiration et une inestimable source d’informations sur les coulisses du métier d’artiste photographe. Je découvrais enfin l’envers du décor, je commençais enfin à comprendre le genre de travail qui se cachait derrière une œuvre finie.
A la même époque, j’ai aussi été sélectionné pour participer à une foire d’art pour artistes (l’Accessible Art Fair à Bruxelles). Pour la première fois, j’y ai été confronté au public, aux aspects pratico-pratiques de la vie d’artiste, et non des moindres: le regard extérieur sur mon travail, tout ce qui entoure la création matérielle des œuvres, les relations avec les acheteurs et les galeries. Quelque chose s’est passé. Non seulement de l’intérêt, mais des ventes, et mes premiers contacts dans le milieu (un des acheteurs était galeriste). Peu après j’ai décroché ma première représentation en galerie. Trois ans après avoir créé mon site web j’ai réalisé qu’il était possible d’en vivre.
Les galeries sont-elles des intermédiaires indispensables ?
P.C. : Les artistes ont toujours eu besoin d’être représentés par des galeries. Les choses évoluent de plus en plus (et à vraie dire on ne sait toujours pas dans quel sens) mais ceux qui veulent vivre de leur art ont tout intérêt à être capables de s’auto-promouvoir tout en se créant en parallèle un réseau de galeries à qui ils délèguent une partie du travail. Aujourd’hui, je suis représenté par six galeries dans le monde entier qui chacune fait un effort de marketing et de vente de mes œuvres (commission à la clef), un travail que je ne pourrais pas effectuer seul et qui fait augmenter ma cote dans le marché de l’art.
Comment s’est passée la transition vers votre activité indépendante ?
P.C. : La photo est peu à peu devenue mon métier comme n’importe quel autre métier, auquel on consacre huit heures par jour pour démarcher, apprendre, discuter avec ses partenaires (galeries, acheteurs, imprimeurs, etc.)… commettre des erreurs aussi.
Peu après ma première expo et ses retours positifs, j’ai décidé de quitter mon emploi de cadre bien payé. Je me suis alors tourné vers la Smart à Bruxelles, un nid d’artistes qui vivent de leur activité ou qui se lancent. J’y ai bénéficié de beaucoup de bons conseils et d’une infrastructure qui a fait ses preuves pour les artistes. De trois expositions par an au début, je suis passé actuellement à une exposition par mois en moyenne. A partir du moment où j’ai commencé à vendre de façon régulière, il m’a semblé (après moult conseils financiers et juridiques spécialisés) que je pouvais voler de mes propres ailes en tant qu’indépendant et j’ai créé ma société, même si la Smart peut s’envisager comme une solution stable pour toute une vie d’artiste.
Vous aviez donc la fibre entrepreneuriale ?
P.C. : A la base, pas du tout ! J’avais toujours été salarié, bénéficié de cette sécurité quasi culturelle en Belgique et en Espagne d’où je suis originaire. Mais à partir du moment où l’on réalise que le temps passe, on se dit qu’il faudrait quand même finir par faire ce que l’on aime vraiment. C’est donc sur le tas, en essayant de concrétiser mon envie de devenir artiste que j’ai compris que devenir indépendant était la meilleure solution.
Du coup, j’ai dû aussi adapter ma psychologie : il est vraiment très difficile de s’habituer à ne pas voir un horizon de paiement fixe comme lorsqu’on est salarié. Il faut donc apprendre à gérer ses rentrées en bon père de famille, à maîtriser ses angoisses… et à (se) faire confiance.
Mais lorsqu’on me dit ‘quel courage, cela doit être difficile d’arriver à vivre de son art’, je réponds que ce qui me semble vraiment difficile est d’effectuer pendant des années un travail que l’on n’aime pas en attendant que les jours passent, jusqu’à la pension. C’est une image terrifiante que j’ai pu voir dans le monde du travail, et qui m’a aidé à faire le pas.
Cette insécurité psychologique a donc constitué une difficulté majeure ?
P.C. : Je pense que l’on sous-estime la résilience nécessaire au niveau tant mental qu’émotionnel pour passer du statut de salarié à celui d’indépendant, car il faut développer une dose de confiance en soi suffisante pour rester convaincu que les résultats vont arriver même s’ils se font parfois un peu attendre. Le niveau de stress et de surmenage chez les indépendants n’est plus un secret pour personne. Dans mon cas, je dois en plus gérer une activité artistique aussi libre que possible tout en maîtrisant les contraintes financières, administratives et logistiques très cartésiennes d’une sprl.
Mon côté rationnel et mon passé d’ingénieur m’ont sans doute permis de mettre toutes les chances de mon côté en me préparant. Je m’étais renseigné, j’avais consulté plusieurs avocats spécialisés dans les droits d’auteur, le marché de l’art etc. Pour beaucoup d’artistes, tout cela peut paraître tabou ou effrayant, mais je pense qu’il faut passer par là. Et puis, une fois qu’on a tous ces renseignements, il y aura toujours ce moment de basculement où il faut se dire que l’on n’est peut-être pas tout à fait prêt, mais que l’on est suffisamment prêt, et se lancer.
Avez-vous pu bénéficier d’aides concrètes ?
P.C. : Grâce au service 1819, j’ai découvert que j’avais droit à trois types d’aide:
- une aide à la formation extrêmement précieuse en tant que chef d’entreprise sous forme de coaching;
- une aide de consultance extérieure sous forme d’agent qui m’a aidé à augmenter ma visibilité à l’international;
- une aide pour de la publication papier.
Je suis actuellement très satisfait. On ne sait évidemment jamais comment le marché va se porter et quelle place sera donnée à l’art dans notre société mais de mon côté je continuerai à tout faire pour que mon art soit de plus en plus (re)connu en Belgique, dans les 5 autres pays où je suis actuellement représenté et ailleurs.
C’est à mes yeux à la fois un secteur indispensable à l’humanisation de nos sociétés et qui paradoxalement aura aussi toujours besoin de subventions et d’une économie en bonne santé.
Des conseils pour de futurs artistes-entrepreneurs ?
P.C. : Vu mon parcours atypique je suis souvent sollicité pour donner des conseils à des personnes qui veulent se réorienter. Comme pour tout projet indépendant mon premier conseil est de bien se préparer. Il faut extrêmement bien connaître son métier, exceller dans son art ou son activité (c’est quand-même la base de tout). Mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi être capable de vendre, maîtriser les ficelles du marché (le marché de l’art en fait partie). Certes, il n’est pas question de devenir soi-même un vendeur, mais d’être capable de créer le socle solide nécessaire à initier cette activité commerciale.
Pour finir, une fois que l’on est prêt, il ne faut pas avoir peur de se lancer. A ceux qui s’étonnaient que je prenne un tel risque, je répondais toujours que contrairement à ce que l’irrationnel peut nous faire croire, on ne risque pas la mort. Bien au contraire : même en cas d’échec, le retour en arrière ou vers d’autres horizons et toujours possible, avec le cadeau supplémentaire non négligeable de la satisfaction d’avoir osé, d’avoir gagné en expérience, d’avoir élargi sa zone de confort.
Site web : www.pedrocorreaphoto.com
Article rédigé par Catherine Aerts
Discours de Pedro Correa lors de la remise de diplômes aux ingénieurs civiles d'UCLouvain en 2019.
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