Faire du vin à Bruxelles, une incongruité ? Pas tant que cela ! Pas du tout même si l’on en croit l’expérience de Thierry Lejeune dont la Gudule Winery au nom inspiré par la sainte patronne bruxelloise est installée depuis 2018 à deux pas du canal.
Initié très tôt par des parents amateurs de vin aux plaisirs de l’œnologie, c’est pourtant à la gestion de différentes imprimeries que Thierry Lejeune a œuvré pendant 25 ans avant de changer radicalement de cap. « Au départ, travailler dans le secteur du vin n’était pas une option pour moi, détaille-t-il. C’était un hobby, une passion et cela devait le rester. Mais est arrivé un moment où je me suis retrouvé en recherche d’un nouveau projet professionnel. À la fin de mon parcours dans le secteur graphique, j’ai été intégré dans une énorme structure et j’ai dû constater que ça ne me convenait pas. J’ai alors décidé de démissionner pour démarrer une entreprise qui me correspondait mieux.»
À 48 ans, Thierry Lejeune entend s’orienter vers un secteur qui lui permette de s’épanouir professionnellement. « Il s’agit probablement de mon dernier projet professionnel. Je mesurais bien les risques d’une telle entreprise et je pensais que la passion augmenterait mes chances d’y arriver », observe-t-il.
Un épicurien à la barre
Parmi les autres critères de l’aspirant entrepreneur : une entreprise de taille suffisamment réduite pour lui permettre d’avoir l’œil à tout et la volonté de pouvoir mettre la main à la pâte au niveau de la production. L’agroalimentaire cochait à peu près toutes les cases. « Je ne m’en cache pas, je suis un épicurien, sourit-il. J’ai même pensé pendant un court moment faire du pain… ». Mais l’idée d’une petite production de vin à Bruxelles s’est rapidement imposée avec la complicité de Didier Hanin, un ami de longue date lui aussi passionné par le vin.
Un projet qui tient la route
Ensemble, les deux hommes ont creusé l’idée, monté un business plan, étudié plusieurs options plus ou moins farfelues, pas faisables ou pas tout de suite, avant d’arriver au modèle de Gudule Winery. « On a pensé qu’on tenait quelque chose, que notre idée était réaliste malgré tous les risques qu’elle supposait », raconte Thierry Lejeune. « Nous en avons parlé autour de nous, à notre cercle d’amis amateurs de vin dont nous sommes proches depuis trente ans, qui connaissent ma passion et mes compétences en la matière mais aussi mon parcours professionnel et ma manière de travailler. Ils ont réagi si positivement qu’ils nous ont permis de financer rapidement le projet sans devoir rien demander à personne. Aujourd’hui, ils sont mes associés aux côtés de membres de ma famille.» Le modèle de départ de Gudule Winery était de faire un vin à Bruxelles pour les Bruxellois qui consomment chaque année 30.000.000 bouteilles de vin, dont 10% de vin haut de gamme. Une production de 45-50.000 bouteilles semblait réaliste. La société est créée en novembre 2017. Dès janvier 2018, Thierry Lejeune s’attelle à la recherche de locaux, de fournisseurs, d’un œnologue, du matériel nécessaire afin d’être prêt pour la première vendange en 2018.
Eclectisme et originalité
«En matière de vin, j’ai le goût de la découverte, explique Thierry Lejeune. Pour moi il n’y a ni petit ni grand vin. Tous ‘valent la peine’ au moins d’être goûtés. Je n’ai pas d’a priori. Le monde du vin s’étend largement au-delà du Bordeaux ou du Bourgogne. Le concept de Gudule Winery veut que je ne produise que des vins d’assemblage et uniquement du vin bio. Aller chercher des raisins un peu partout me permet de créer des vins originaux qui ne ressemblent à aucun autre. Cette dimension créative de notre projet nous a tout de suite enthousiasmés. » Et ce n’est pas Pascal Lenzi, l’œnologue qui vient régulièrement prêter main forte à l’équipe, qui dira le contraire : ce spécialiste expérimenté et réputé estime n’avoir jamais eu autant de liberté.
La limite des 1.500 km
Le vinificateur bruxellois se fournit donc en raisin dans un rayon potentiel de 1.500 km autour de Bruxelles, soit un temps de transport de 48h maximum. «Cela vous emmène par exemple jusqu’à Valence en Espagne, dans le nord du Portugal, au sud de la Toscane, au fin fond de l’Allemagne, dans toute la France. Bref, cela nous donne accès à une multitude de cépages et de terroirs intéressants à partir desquels nous créons nos assemblages originaux. Actuellement, je me fournis principalement dans différentes régions françaises comme le Jurançon dans le sud-ouest, le Languedoc, la vallée du Rhône et celle de la Loire, l’Alsace ou la Bourgogne, mais aussi en Toscane et en Autriche. J’aimerais encore élargir mes horizons géographiques et donner une dimension plus européenne à mes vins, précise-t-il. Car chez Gudule, il n’y a pas de limite en terme d’assemblage : on pourrait par exemple assembler un riesling allemand avec un alvarinho portugais, ou une Syrah du Rhône avec un blaufränkisch autrichien… »
Pas (encore) de raisin belge
Curieusement, il n’est pas question de raisin belge dans les assemblages imaginés par Thierry Lejeune qui concède « Certains m’en font le reproche. Mais qu’y aurait-il d’original à faire à Bruxelles les mêmes vins que les vignerons belges qui sont pour la plupart situés dans un rayon de 100 km autour de Gudule ? De plus, l’offre de raisin belge est particulièrement réduite, encore plus en raisin bio. Mais je ne désespère pas un jour d’avoir un peu de raisin belge dans mes approvisionnements. D’ici trois ou quatre ans, la production du petit vignoble hutois récemment acquis par son ami Didier Hanin devrait arriver chez Gudule pour la vinification. Cela imprimera une petite touche belge supplémentaire au projet et nous donnera éventuellement la possibilité de faire une cuvée 100 % belge, même si ce n’est pas une fin en soi. Et ces raisins ne représenteront jamais que 3 ou 4 tonnes, soit moins de 10% de mon approvisionnement annuel. »
Une localisation choisie
Gudule Winery a en effet produit 16.000 bouteilles dès sa première année d’activité en 2018 pour atteindre 38.000 bouteilles dont 10.000 de mousseux en 2020. Des locaux adaptés à une telle production n’ont pas été faciles à trouver, d’autant que Thierry Lejeune entendait associer à son activité une dimension oenotouristique. «La zone du canal m’intéressait. Pendant plus de six mois j’y ai cherché un bâtiment emblématique, capable d’imposer une image comme c’est souvent le cas dans le monde du vin particulièrement à Bordeaux. Citydev m’a fait quelques propositions.» Mais c’est finalement chez Greenbizz que l’entrepreneur installe ses premiers fûts. « Greenbizz a la particularité de soutenir l’entrepreneuriat local, durable, circulaire, précise Thierry Lejeune. J’ai déposé un dossier de candidature qui a été accepté. Ce n’était pas vraiment ce que je cherchais mais cela coûtait moins cher que ce que l’on avait prévu. Du coup, on a décidé dans un premier temps de se concentrer sur la production et de remettre le volet oenotouristique du projet, avec les rentrées financières qui y sont liées, à plus tard.»
Un lieu emblématique
Même si la cohabitation avec les autres entreprises hébergées par Greenbizz se passe bien, Gudule Winery n’a pas tardé à s’y sentir à l’étroit, et son patron, à reprendre sa prospection immobilière, avec succès cette fois: d’ici quelques mois, après de substantiels travaux de rénovation, le chai urbain devrait intégrer un bâtiment bien connu des Bruxellois sur le site de Tour & Taxis. La petite gare actuellement en ruines réhabilitée et nantie d’une extension moderne devrait accueillir toutes les activités actuelles de Gudule ainsi que le volet oenotouristique du projet et même de l’Horeca.
Les chais urbains dans la tendance
Il est vrai que le modèle de Gudule Winery est original et a tout pour séduire curieux comme amateurs de vin. «Jusqu’en 2011 ou 2012, la réglementation européenne n’autorisait la production de vin que là où il y avait des vignes en appellation. À Bruxelles, c’était donc interdit, explique Thierry Lejeune. Après l’assouplissement de la réglementation, les premiers à s’engouffrer dans la brèche ont été les Londoniens de London Cru suivis rapidement suivis par les Vignerons Parisiens et Château Amsterdam, tous à la base des professionnels du vin, avant Gudule Winery. Quand je me suis lancé, je n’avais aucune idée de l’existence de ces autres chais urbains. Je croyais avoir inventé quelque chose... et puis non. Cela n’a pas été une déception pour moi mais plutôt une confirmation que mon idée était bonne ! Aujourd’hui, le concept de chai urbain est en passe de devenir un véritable petit phénomène dans le paysage vinicole européen et chez Gudule, on réfléchit à des projets qui permettraient de les fédérer.»
Les vertus de la réflexion
L’entrepreneur a l’expérience des fusions ou des associations liées à un passé dont il n’est pas toujours facile de se défaire. Il n’en apprécie que mieux d’avoir pu partir avec Gudule Winery d’une feuille blanche. Il s’est donné le temps de la réflexion, a été très attentif à la durabilité de sa production et s’étonne que d’autres n’agissent pas toujours comme lui car, dit-il, « une entreprise qui ne réfléchit pas assez aux aspects durables de sa production est vouée à l’échec. » Un conseil à suivre !
Interview rédigé par Catherine Aerts
« Une entreprise qui ne réfléchit pas assez aux aspects durables de sa production est vouée à l’échec.»
Thierry Lejeune
de Gudule Winery