C’est l’histoire peu banale d’une jeune femme qui, après des études d’artisanat d’art, décide de quitter Paris pour Bruxelles, puis de se lancer dans la cordonnerie, une profession jusqu’ici résolument masculine et un brin conservatrice. Récit de son parcours.
Dites-nous en plus sur la genèse de votre projet
Camille Labro-Meler : Après avoir étudié le métier de costumier réalisateur, puis la sculpture sur matériaux de synthèse, je me suis retrouvée à courir les enseignes à bas prix pour les besoins de mises en scènes au budget limité, ou à réaliser à des fins publicitaires des décors qui étaient jetés sitôt utilisés. Autant de situations qui heurtaient mes convictions environnementales et mes réticences à propos des dégâts engendrés par l’industrie de la mode. A 27 ans, je me suis donc retrouvée en pleine remise en question professionnelle! Mon entourage qui connaissait mon intérêt pour la cordonnerie m’a poussée dans ce sens. Il est vrai que j’aime le travail manuel tout autant que le contact avec la clientèle et la défense de mes convictions environnementales.
Quelle est l’originalité de votre projet ?
Il s’agit d’une cordonnerie artisanale et contemporaine. Beaucoup de choses sont en effet possibles en matière de réparation tant de chaussures que de maroquinerie. Malheureusement, la plupart des cordonniers actuellement en activité, relativement âgés, n’ont guère envie de se remettre en question ni de suivre de près les tendances de la mode. En dehors de la réparation pure et dure, le métier touche pourtant largement à l’upcycling qui permet de donner une nouvelle et belle vie à des objets vieillissant, en l’occurrence des chaussures, et d’atteindre une certaine forme de circularité. La tendance est actuellement au zéro déchet. Cela passe par l’alimentation, la fabrication de produits cosmétiques, mais aussi et beaucoup par l’habillement. Or en matière de cordonnerie, les gens ont du mal à trouver un artisan de confiance capable d’allier réparation et créativité.
Il ne fait pas non plus négliger le facteur sentimental. J’adore le fait que chaque objet porte une histoire. A la fin de la journée, je fais le compte des objets que j’ai sauvés. C’est très gratifiant! Depuis le premier jour de ma formation, j’ai aussi été frappée par ce côté «urgence des chaussures». Les clients viennent nous voir plein d’espoir. Ils espèrent que nous pourrons sauver, préserver ce qu’ils nous apportent. C’est pourquoi j’ai décidé de donner une esthétique faisant référence à un univers médical vintage et chaleureux à ma boutique et de la baptiser «le dispensaire».
Combien de temps vous a-t-il fallu pour concrétiser votre projet?
En octobre 2016, j'ai commencé une formation auprès de deux cordonniers forestois passionnés par leur métier. J’ai terminé ma session de formation au Greenlab en octobre 2017 et j'ai ouvert ma propre cordonnerie en octobre 2018 rue Dansaert.
Cela a-t-il été facile?
Il n’existe plus de formation officielle dans cette filière en Belgique depuis une quinzaine d’années, faute de candidats. L’apprentissage était donc la seule solution. Mais au début, il n’a pas été aisé de traiter avec organismes d'emploi (ONEM, Actiris) comme elles n'arrivaient pas à me faire rentrer dans aucune case malgré un projet bien défini, ce qui était mon cas au moment de démarrer mon apprentissage. On m’a par exemple soutenu que plus personne ne va chez le cordonnier. Or tous les cordonniers que j’ai rencontrés me disaient qu’ils étaient débordés. J’ai donc annoncé au conseiller d'emploi que je lancerais mon projet avec ou sans son accord. Du coup, j’ai cherché un patron, ce qui n’a pas été facile car le milieu est exclusivement masculin et personne ne voulait d’une apprentie. Puis j’ai pris le risque d’effectuer tout mon apprentissage sans le moindre statut social et juridique. Je pense que les choses vont évoluer parce que les gens sont de plus en plus nombreux à vouloir s’orienter vers des métiers manuels après leurs études. On ne peut pas dire aux gens qu’à 23 ans, leur destin est scellé et qu’ils ne peuvent pas changer de direction.
Tout n’a tout de même pas été négatif. Vous avez aussi trouvé de l’aide ?
Heureusement, oui ! Toutes les structures qui m’ont accompagnée ensuite ont vraiment comblé ce petit malaise administratif.
Pour commencer, j’ai été accompagnée par le guichet d’économie locale de Dansaert. Maryem, ma coach, m’a conseillé de me rapprocher de tous ceux qui pourraient m’apporter une aide en matière d’économie circulaire. Je me suis donc orientée vers le Greenlab, un incubateur pour les projets de ce type. J’ai été sélectionnée pour y suivre un programme de six mois. Tous les mercredis soirs, nous suivions des formations sur des thématiques précises données par des intervenants à chaque fois différents. Tous les auteurs de projets sélectionnés se retrouvent aussi pour une session de travail plus longue, le week-end du Greenlab. C’est d’ailleurs ce que je retiens du Greenlab: cette ambiance d’émulation hyper positive et bienveillante. Au bout de six mois, on termine sa session avec un business plan abouti, bien rédigé et portant évidemment l’empreinte de l’économie circulaire.
Parallèlement, Maryem, qui connaissait bien mon projet, travaillait plus sur des éléments très précis, les finances aussi qui sont très importantes. En octobre 2017, mon projet était validé. J’avais donc le feu vert pour me lancer. C‘est à partir de ce moment que je me suis tournée vers le 1819 dont les services m’ont été particulièrement utiles pour répondre à des questions vraiment très factuelles et très pointues. Les conseillers sont hyper compétents, ont réponse pratiquement à tout. J’ai aussi participé à plusieurs de leurs séances d’information. J’apprécie leur capacité à être concrets, à entrer dans le vif du sujet. Je pourrai même leur faire relire mon bail ! A côté de cela, j'ai aussi pu compter sur l'aide de Nicolas Dehon, un coach qui accompagne les commercants débutants au sein de hub.brussels.
J'ai aussi fait appel au financement participatif pour obtenir des fonds supplémentaires. Via Growfunding, j'ai récolté 7000 Euros ce qui va me permettre d'acheter une machine et du matériel, de rénover le local ou je suis installée...
L’entreprenariat est-il une vocation pour vous ?
Je crois que certaines personnes ne sont pas du tout faites pour être indépendantes et d’autres le sont tout à fait. Je suis vraiment de ceux-là. J’ai toujours eu cette envie et je crois que c’est pour cela que je n’étais pas très heureuse dans ce que je faisais auparavant. J’étais très frustrée de ne pas pouvoir gérer mes activités comme je le voulais. Mais il faut aussi être prudent. Certes, on ne doit plus rendre compte à un patron, mais on a mille patrons, tous ses clients !
Entrepreneur semble maintenant être devenu un métier, mais pour moi c’est juste un moyen de développer mon activité. Je ne me considère pas comme entrepreneur, je me considère comme cordonnier, mais il se trouve que je dois passer par toutes ces étapes d’entreprenariat pour monter mon projet.
Quels conseils donneriez-vous à d’autres personnes tentées par l’aventure ?
Personne ne connaît notre projet mieux que nous. Il faut donc rester très attaché à ses objectifs. Il faut se faire confiance tout en essayant d’écouter les conseils extérieurs. Tous ces avis peuvent sembler déstabilisants mais il ne faut pas perdre de vue qu’ils émanent de gens qui désirent nous aider et éviter qu’on se plante. Il faut donc prendre ce qu’il y a à prendre, écouter les conseils surtout dans les domaines où l’on n’excelle pas tout en se disant ‘c’est mon projet, je sais où il va’. Et puis surtout faire les choses avec passion.
Le Dispensaire
Rue Antoine Dansaert, 171
1000 Bruxelles